8h00 - Dans le métro, Christine fait la manche. Elle a dormi dans une tente décathlon plantée sur le macadam, face à la bourse. En en sortant ce matin, elle a vu les premiers hommes d'affaires, costumes-cravates Armani s'engouffrer dans le batiment à colonnes pour se mettre à l'abri du froid humide de Paris. Ils ne l'ont même pas regardée. Pas plus que ces tentes rouges plantées là pour protester. Christine est SDF, elle est invisible. Invisible pour eux, comme pour les gens qui ne lui accordent pas la politesse d'un "non" quand elle leur demande une pièce, juste une. De n'importe quelle valeur. Même un ticket resto s'ils préfèrent. C'est seulement pour s'acheter un petit quelque chose chez le vendeur de viennoiseries et sandwiches qui trône dans le RER. C'est seulement pour se réchauffer avec un café, même mauvais, le sentir couler dans sa gorge. C'est seulement pour ne pas finir comme Robert qui dort sur le carrelage du métro, le nez dans sa bouteille de rouge. Pour ne pas perdre espoir...
10h - Martin est tout rouge. Il ne se sent pas très bien. Il a chaud. Il revérifie pour la cinquantième fois qu'il a tout, bien en ordre dans sa malette. Il attend sur une chaise, juste en face de la porte du bureau de son patron. Martin a deux enfants qu'il ne voit qu'à peine. Il travaille tant. 9h-20h tous les jours depuis plus de trois ans. Trois ans qu'il mange aussi dans son bureau, qu'il perd des vacances parce qu'il est tellement indispensable qu'il n'arrive pas à les poser. Et quand il est enfin chez lui, qu'il peut emmener Chloé et Tom voir le dernier Disney au cinéma, juste eux trois, son portable sonne, sa collègue est débordée, elle ne trouve pas les documents. Il parle juste une demie-heure, ils iront à la séance suivante. Martin a tout accepté et aujourd'hui, il va entrer dans ce bureau, s'assoire dans ce siège en cuir design et inconfortable et demander à son patron de bien vouloir revoir son salaire, parce qu'il travaille beaucoup et ne gagne pas ce qu'il mérite. Paperasse à l'appui, il a quand même peur. Son patron pourrait refuser...
15h - Sabine et Stéphanie s'embrasse en pleine place de la Bastille. Elles prennent les pancartes, les uniformes d'infirmières qu'elles portent tous les jours à l'hôpital, criblés des réclamations inscrites au feutre noir qu'elles et leurs collègues voudraient tant obtenir après cette grève. Elles ne seront pas payées aujourd'hui, mais peu importe, elles croient en leur métier. Elles pensent que la santé des Français intéresse les grands tout en haut de la pyramide, que de gueuler dans la rue pour obtenir plus de moyens pour sauver des vies va changer quelque chose. Elles pensent à Stéphanie qui va encore changer d'horaires de travail, parce que faute d'argent, la maternité de l'hôpital où elle travaille va fermer. Tout sourire, elles scandent des slogans qu'ils n'entendent pas ou mal. Elles n'auront plus de voix ce soir... quand elles iront prendre leur service de nuit.
16h30 - Hakim rentre de l'école. Devant lui, Constant et sa maman marchent aussi. Il n'a pas bien compris la leçon de grammaire de la maîtresse aujourd'hui. Constant raconte que lui non plus il n'a pas compris. Patiente, sa maman lui dit qu'après le goûter, elle lui expliquera. Chez Hakim, personne ne peut expliquer, ses parents parlent si mal français. Elle lui demande ce qu'il veut d'ailleurs pour son quatre heure. Constant entre avec elle dans la boulangerie et en ressort quelques instant plus tard avec un pain au chocolat, tout chaud. Hakim peut le sentir à deux mètres. Son ventre le tenaille, il gargouille. Il rève lui aussi d'une bonne chocolatine aérienne. Il continue son chemin. Au détour d'un trotoir, il voit sur le sol un petit cercle tout jaune, il brille. En se penchant, Hakim ramasse une pièce de 50 centimes. Ravi, il fait vite demi tour. Il aura peut-être un gouter finalement. Il entre et regarde l'étalage du boulanger. Mais pour 50 centimes, 3,5 francs, il ne peut s'acheter aucune des patisseries de la boutique. Il avise les pains au chocolat, 80 cents, les croissants, 60 cents; se rabat sur les sucettes... 60 cents aussi. Et les bonbons? Pour 50 cents, il peut au mieux en avoir dix, tout petits. Tant pis...
20h - Le journal télévisé retenti dans la cuisine. L'invité spécial est le premier ministre. Il répond aux questions du journaliste. Vient le sujet du budget de l'Etat que le parlement doit voter bientot pour l'année. Le premier sinistre, raie à gauche et cravate impécablement nouée, s'énerve. Bien sûr, la baguette est trop cher, évidemment qu'on manque de moyen dans le domaine public, c'est certain que les 35 heures y sont pour quelque chose... Il faut accepter de travailler plus ce qui permettra d'augmenter son salaire et donc son pouvoir d'achat ! Il affirme qu'il est à la tête d'un pays "en faillite" et qu'il ne veut que redresser le bilan économique, bref qu'il fait ce qu'il peut...
Le lendemain, Nabot présente son projet de révision de son salaire. Il a sourit dans la glace en se rasant ce matin, songeant qu'il n'a plus à penser à l'élection présidentielle, vu qu'il l'a gagnée, qu'il est le chef de tous les Français. Dans son dossier, il propose plus de transparence dans ses comptes personnels, que bien sûr, les Français ne verront jamais. Mais peu importe, il suffit de leur faire croire qu'il va les leur montrer... les Français sont tellement cons ! Depuis que sa femme est partie avec Louis, il se dit qu'il va devoir lui payer une pension alimentaire, pour que son fils puisse manger cinq fruits et légumes par jour. Il pense aussi à ses deux grands garçons qui ont besoin d'argent pour remplir le réservoir de leurs scooters. Nabot fait un rapide calcul : 19 000 euros brut, ça irait pour sa charge de président. Il regarde sa dernière fiche de paie : 6000 euros net... 140% d'augmentation. Oui, ça ira, ça passera inaperçu de toute façon car il a une autre réforme à la con sous le coude pour noyer le poisson. Et puis les Français ne sont pas obligés de savoir que ces 19 000 euros, enfin un peu moins vu que c'est le salaire brut, ce n'est que de l'argent de poche pour lui, vu qu'il ne paie quasiment rien à côté, qu'il a des résidences partout en France, que ses amis lui prêtent gracieusement leurs maisons aux Etats-Unis et leurs yachts, qu'il voyage à travers le monde avec des moyens de transports d'Etat. Non, ils ne sont pas obligés de savoir...